Le bug du cyberjihad

Le 28 mars 2012

Nicolas Sarkozy est parti en croisade contre les sites Internet terroristes. Mais une instruction ouverte dès 2010 ciblait déjà un forum jugé proche des milieux jihadistes. C'est l'unique dossier de "jihad médiatique" à ce jour. Deux ans après, l'affaire piétine, comme le montrent les éléments inédits recueillis par OWNI.

Réprimer la consultation “de manière habituelle des sites Internet qui font l’apologie du terrorisme, ou véhiculant des appels à la haine ou à la violence”. Depuis une semaine, le président-candidat Nicolas Sarkozy multiplie les interventions contre le rôle supposé des sites internet jihadistes. La première charge date du jeudi 22 mars. Mohamed Merah venait d’être tué par les forces du Raid.

Les sites Internet jihadistes ont déjà attiré l’attention des services antiterroristes français. Au printemps 2010, une vague d’arrestations ciblait les membres d’un forum, Ansar Al Haqq (les partisans de la vérité).

Deux ans plus tard, l’instruction est toujours en cours, faute d’éléments déterminants dans une affaire qui a “explosé en plein vol” selon des proches du dossier. Une affaire dans laquelle les protagonistes apparaissent dans d’autres procédures, mais la seule à reposer uniquement sur du virtuel, sur des activités en ligne, ajoutent ces mêmes sources.

Six suspects mis en examen

27 avril 2010. Cinq personnes sont arrêtées par la Sous-direction antiterroriste (SDAT) et placées en garde à vue en région parisienne, à Marseille et à Vannes. Un autre mis en cause, Marie1 est entendue trois jours plus tard. Quelques mois plus tôt, elle avait été interpellée et mise en examen pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.

Le nom de Farouk Ben Abbes apparaît alors. De nationalité belge, il avait été interpellé en mai 2009 en Égypte, pour son implication supposée dans l’attentat du Caire qui avait tué une jeune française et blessé 24 personnes.

L’opération menée contre Ansar Al Haqq est le prolongement d’une affaire plus ancienne : l’acheminement de combattants en Afghanistan. Dite “des filières afghanes”, elle était instruite par le juge antiterroriste Marc Trévidic, familier des questions jihadistes. Pour Ansar Al Haqq, une disjonction est opérée : “le jihad médiatique” revient à Nathalie Poux, un autre juge de la Galerie Saint-Eloi, la section spécialisée dans les affaires terroristes du tribunal de grande instance de Paris.

Surveillé dès juin 2008

En avril 2010, une opération d’envergure est menée contre les modérateurs et administrateurs du forum Ansar Al Haqq. L’affaire débute deux ans plus tôt, en juin 2008. La SDAT surveille alors un salon de discussion sur la plateforme de messagerie instantanée Paltalk. Sur ce salon figure l’adresse d’un site décrit comme affichant “clairement son soutien aux moudjahidin appelant la communauté musulmane à soutenir le combat contre les mécréants” : Ansar Al Haqq.

Le site est accusé de propager l’idéologie jihadiste sur Internet, suivant la logique du jihad médiatique développée par Ayman Al Zawahiri, l’ancien numéro deux d’Al-Qaida devenu le chef après la mort d’Oussama Ben Laden. Les services notent que plusieurs utilisateurs du forum utilisent en signature une phrase qui résume selon eux cette théorie :

Le djihad médiatique, c’est la moitié du combat.

Parmi ces utilisateurs, Ali et Farouk Ben Abbes, l’un des premiers administrateurs du forum. Farouk Ben Abbes est considéré comme particulièrement actif sur le forum à partir de juin 2007, diffusant des communiqués revendiquant des attentats commis par des groupes et organisations proches d’Al-Qaida. Ali occupe lui aussi le rôle de modérateur puis d’administrateur du forum, mais ni l’un ni l’autre n’apparaît parmi les fondateurs.

Le forum Ansar Al Haqq est décrit comme le prolongement d’un blog, Al Firdaws, fondé par Nicolas et Marie, le premier alors âgé de 20 ans et la seconde de seulement 16 ans à en croire la SDAT. Fermé pour incitation à la haine raciale, Al Firdaws devient Ansar Al Haqq à partir de décembre 2006. Le forum est hébergé en Malaisie.

Autour des fondateurs est structurée une petite équipe dirigeante. Erwan et Julien jouent le rôle de modérateurs. Erwan n’est pas inconnu des services, son nom est apparu dans d’autres dossiers. En 2010, lors de son arrestation, il a 37 ans. Le second, Julien est plus jeune. Il a 24 ans mais son nom apparaît aussi dans des affaires antérieures, notamment en lien avec l’Irak.

Le dernier est Arnaud, 27 ans, lui aussi connu des services antiterroristes qui l’ont déjà interpellé. Sur Ansar Al Haqq, il est accusé de diffuser la propagande d’Al-Qaida et de veiller à ce que les contributions respectent les théories professées.

Seule affaire de “jihad médiatique”

L’affaire repose sur l’utilisation de sites Internet à des fins de diffusion de propagande. En décembre dernier, le chercheur à l’école des hautes études en sciences sociales, Dominique Thomas, nous décrivait un site s’adressant à un public francophone assez cultivé  :

Ansar Al Haqq veut faire connaître le message, diffuser les informations et créer une sphère de sympathisants. Des textes complexes, avec des références à l’islam médiéval, sont traduits par des utilisateurs.

La question du caractère opérationnel des échanges, sur lequel insiste la SDAT, n’a pas encore été appréciée par des juges, l’affaire étant toujours à l’instruction. L’un des mis en cause, Arnaud a bénéficié d’une procédure de nullité déposée devant la chambre de l’instruction. Le Parquet ne s’est pas pourvu en appel, il a été libéré fin 2010.

Ali n’a pas été placé en détention provisoire, mais sous contrôle judiciaire après sa mise en examen. Nicolas a lui aussi été libéré très rapidement, de même que Farouk Ben Abbes, pendant l’été 2011.

L’un des défenseurs dénonce l’utilisation du délit d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste pour réprimer des opinions, ce qui relèverait du droit de la presse et des lois de 1881. En somme, une confusion entre la section A4 du tribunal de grande instance de Paris, chargée de la presse, et la section C1, dédiée aux affaires de terrorisme, ajoute l’un d’eux.

Avertissement

Sur le forum Ansar Al Haqq, un avertissement a été mis en ligne le 8 octobre 2010, quelques mois après les arrestations. Sous le titre évocateur “Préservez-vous mes frères et soeurs ! Préservez-vous !”, le message évoque l’affaire :

Vous avez surement du remarquer et lire dans les news que ces temps-ci il y a eu plusieurs arrestations de frères et soeurs. Une de ces arrestations concernait les modés et anciens modés ainsi que les admins du site Ansar al Haqq. Et oui plusieurs admins et modés ont été arrêté il y a de ça plusieurs mois pour être interrogé sur une enquête qui s’intitule: “Opération Ansar al Haqq.” Oui en effet un juge a été chargé d’enquêter sur notre site Ansar al Haqq pour ce qu’ils appellent “propagande jihadiste sur internet.”

Des recommandations sont ensuite prodigués aux lecteurs et intervenants du forum :

Cette enquête a commencé depuis plus de deux ans ! En d’autres termes cela veut dire que des agents de la DCRI [la Direction centrale du renseignement intérieur, NDLR] viennent régulièrement sur le forum pour nous surveiller et lire ce qu’on post depuis déjà plus de deux années !!

Faites attention à ce que vous écrivez et ne donnez pas une occasion aux agents de la DCRI de venir vous arrêter chez vous un beau matin.

Le 4 mars dernier, un utilisateur a ajouté des précisions, tirées du livre l’Espion du Président consacré à la DCRI, sur les méthodes de surveillance utilisées par le service de contre-espionnage français.


Illustration et couverture par Loguy pour Owni /-)

  1. A ce stade de l’affaire, nous avons décidé de ne pas révéler les noms des mis en cause qui n’étaient pas encore publics. Les prénoms ont été modifiés []

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