Le grand oeuvre des mercenaires

Le 10 février 2012

La Mercenary International Corporation recrute. Créée en 2008 par Emeric Lhuisset, un jeune artiste français, cette vraie-fausse société militaire interroge notre rapport à la sécurité. Une incursion fictionnelle et artistique dans le monde clos du mercenariat.

Voulez-vous gagner de 50 000 à 200 000 dollars par an ou plus, travailler dans des lieux exotiques autour du monde ?
La Mercenary International Corporation a les meilleures propositions du marché pour les gens qui ont une expérience du combat et recherche des métiers à hauts risques dans des zones de guerre.

L’annonce a essaimé sur les réseaux à partir de juin 2011. Murs Facebook de l’armée américaine, de la société militaire privée (SMP) Black Water – renommée Xe puis Academi – et groupes liés à l’Afghanistan et l’Irak ont tous affichés un temps l’offre d’emploi, qui se poursuit :

Postulez et partez dans une des destinations de votre choix : Afghanistan, Soudan, Israël, Colombie, Liberia, Irak, Côte d’Ivoire, Somalie, le Pacifique sud et bien d’autres destinations à travers le monde !

Elle émane de la Mercenary International Corporation (MIC), une SMP créée en France en 2008. Au mépris de la loi de 2003, “relative à la répression de l’activité de mercenaire”,  qui l’interdit en France, elle s’affiche ouvertement “entreprise internationale de mercenariat”. Les candidatures ont abondé. D’abord anecdotiques, elles sont bien plus fréquentes à partir de juin 2011, une cinquantaine parviennent à son fondateur.

Son créateur plutôt. Emeric Lhuisset est un jeune artiste, pas un entrepreneur de la sécurité. La Mercenary International Corporation n’a d’existence qu’à travers un vrai-faux site Internet. La MIC est un projet, une construction artistique, une façon d’observer notre rapport à la sécurité par un prisme incongru, tout en restant profondément ancré dans le réel. Si bien que des candidats ont envoyé leur CV. Quelques uns d’abord, puis plusieurs dizaines quand l’annonce a été postée sur les réseaux.

CV de mercenaires

Emeric Lhuisset vient d’en publier une partie dans un ouvrage édité à 50 exemplaires. Les CV des candidats mercenaires sont anonymisés. Seuls quelques détails sur l’identité et le parcours des postulants apparaissent. Les Américains, les Croates et les Sud-Africains sont les plus nombreux. Quelques Français apparaissent aussi. Les parcours sont parfois étonnants, à l’instar de cet ancien de la police municipale passé dans le privé, aujourd’hui avide d’une expérience au sein de la MIC. Plusieurs Croates expliquent avoir suivi une formation à l’International security academy en Israël. Une même phrase revient à la fin de leur CV :

NOTE: I’m ready for any challenges and I have skills for do it in any part of the world.

(NOTE : Je suis prêt pour n’importe quel défi et j’ai les compétences pour les affronter dans n’importe quelle partie du monde).

Dans un anglais très approximatif, un autre met en avant son vécu personnel :

I have 5 years of foreign legion behind me I’m one level of strength and still feel like with my 25 years I was born in a country at war so the war never scared me so my problem is English

(J’ai 5 années à la légion étrangère derrière moi je suis fort (?) et me sens comme à mes 25 ans je suis né dans un pays en guerre donc la guerre ne m’a jamais fait peur donc mon problème est l’anglais)

Cette plongée soudaine dans un milieu très clos et, croyait-on, plutôt parano, a surpris Emeric Lhuisset  : “Jamais je n’aurai cru pouvoir tromper ces gens-là. Deux profils se distinguent parmi les candidats : les débutants et les barbouzes.”

Postuler pour une boite qui met en avant le mot mercenariat est loin d’être anodin. Sur la couverture du livre, on retrouve  l’annonce, en anglais et en français. Une annonce réelle, qu’une autre SMP utilisait pour son recrutement. A l’intérieur, les CV se succèdent, sans un mot de l’auteur, sans aucune intervention sur la forme, la police ou la mise en page. Emeric Lhuisset travaille sur cette accumulation brute, sur le modèle d’un Christian Boltanski, qui a été son professeur aux Beaux-Arts.

L'équipe M.I.C à la FIAC

Un autre livre devrait être prochainement édité, avec les nouvelles candidatures reçues, mais le projet de la Mercenary International Corporation ne s’y limite pas. En 2008, lors de la Foire Internationale de l’Art Contemporain (FIAC) Emeric Lhuisset et son complice Yann Toma avaient déboulé entourés de gardes du corps appartenant officiellement à la MIC, suivis par une nuée de photographes et de caméras. Tous étaient complices de cette performance. Très vite, les curieux s’étaient rapprochés, créant une foule d’une centaine de personnes, agglutinée pour voir ceux qui faisaient l’objet de tant d’attention, une attention factice évidemment.

Un non-événement a créé un événement. Avec la MIC et les travaux autour, j’essaie de créer des ruptures pour l’observateur, des ruptures dans l’espace et le temps.

Et de prendre pour exemple le vigile dans un supermarché et des militaires dans une gare : “Si vous inversez les deux, si le militaire armé surveille le supermarché, les passants le remarqueront et s’interrogeront sur sa présence.” Une façon de questionner notre rapport à la sécurité. A peine a-t-il fini sa phrase, qu’une dizaine de militaires passent dans la rue sur laquelle donne le café dans lequel nous sommes installés. Sur la terrasse, tous les regards se tournent vers eux, en uniforme, fusil famas à la main.

A la croisée des sciences sociales et de l’art

L’idée de la MIC a germé au contact – impromptu – de gardes privés, des contractors, en Afghanistan, a ensuite grandi entre la Nouvelle-Orléans où Blackwater était intervenu après le passage de l’ouragan Katrina et les gated communities1 en Amérique latine. En 2004, Emeric Lhuisset se fait brièvement mais fermement interpeler par des contractors à Kaboul. Il n’est pas encore aux Beaux-Arts mais découvre l’existence des SMP. Intéressé par la rencontre de l’histoire, de la géographie et de l’art, il entame un travail sur les conflits armés tout en continuant à voyager.

Aux États-Unis, la culture de la peur et de la paranoïa est très forte. Or les SMP ont besoin de cette peur pour vendre leurs services !

C’est une sorte de business de la peur.

Des affaires si fructueuses que certains en oublient la loi, et postulent dans une entreprise dont le nom est sans ambiguïté. Les CV sont adressés à Emmanuel Goldstein, le directeur général fictif, du nom du faux résistant créé par Big Brother dans 1984 afin de renforcer le régime par la haine de l’ennemi commun.

En janvier, pour la première fois, un candidat s’est ému : “Est-ce vraiment légal ?” Une question que n’ont pas posée les sept candidats chinois, issus des forces spéciales, qui tiennent absolument à travailler ensemble.


Illustrations Emeric Lhuisset ©

  1. Quartier d’habitations privatisés et surveillés par des gardes privés souvent armés. []

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