Les jeunes égyptiens: des enfants terribles

Le 6 mai 2011

La révolution égyptienne portée par la jeunesse ne s'est pas seulement attaquée à Moubarak, elle a aussi ébranlé une société traditionnelle dans laquelle les aînés incarnent l’autorité. Le Caire, reportage.

Début février, au plus fort de la révolution égyptienne, des centaines de messages rebondissent comme des balles de ping-pong sur les profils Facebook et Twitter des jeunes révolutionnaires. « Arrête de demander à papa Moubarak de dégager ! Ce n’est pas très sympa ! Il est comme ton père ! » Ces nokta égyptiennes, des traits d’humour teintés d’ironie, fusent en réponse au discours du président, le 1er février, qui tente de faire vibrer la corde sensible.

Usant d’une rhétorique politique bien rodée, le vieux raïs se présente comme le « Père de la nation » et assure qu’il mourra « sur le sol égyptien ». Ses fidèles relaient le message. C’est le cas notamment de Mortda Mansour, avocat controversé, aujourd’hui en prison pour avoir incité les pro-Moubarak à attaquer les manifestants pacifistes de Tahrir.

Vous, les jeunes de la place Tahrir, si vous parlez de cette façon-là au président, cela signifie que vous pouvez parler de cette façon-là à votre père. Vous n’avez aucune éducation.

Ainsi vocifère Mortda Mansour sur le plateau d’une chaîne de télévision nationale. Pour Pacynthe, pharmacienne de 30 ans, c’était la déclaration de trop. « Il nous a insultés ! Je respecte mes aînés. Mais, à aucun moment, je n’aurais changé d’avis. Le sang a coulé, il y a eu des morts. À partir de là, il n’était pas question qu’il reste ! », se souvient la jeune femme, qui a arpenté à de nombreuses reprises la place Tahrir.

Désobéir au père

Le 11 février, Hosni Moubarak est finalement parti. En 18 jours, la jeunesse égyptienne a mis fin à trente ans de régime autoritaire et corrompu. Mais pas seulement. Elle a également bouleversé les valeurs d’une société encore traditionnelle, où les aînés incarnent l’autorité et où, par effet de vase communiquant, les plus jeunes se voient écartés de toute responsabilité, alors même que les deux tiers des 80 millions d’égyptiens ont moins de trente ans.

« Même si les mentalités évoluent, l’Égypte est encore aujourd’hui une société patriarcale. Le père y a une place centrale. C’est surtout vrai dans les campagnes où c’est lui qui détient l’autorité. Il donne les ordres et escompte être obéi. Il est responsable des finances du foyer », explique Ahmed Fayyed, psychiatre d’une trentaine d’années. Pour le médecin, la révolution du 25 janvier s’accompagne d’une révolution symbolique, dont l’onde de choc continue de secouer la société.

Ce n’est pas seulement un soulèvement contre Moubarak, mais contre tout ce système patriarcal. Pendant la révolution, de nombreux jeunes ont d’abord désobéi à leur père pour aller manifester contre le président. Malgré les injonctions paternelles, ils sont descendus dans la rue et, hommes et femmes, ils ont mis le régime à terre, poursuit le médecin.

Un jeune égyptien dans les rues du Caire - le 30 Janvier 2011

Ahmed Sélim est un des jeunes de la révolution. Originaire de la région de Charqeyya, au nord du Caire, il est arrivé place Tahrir le 29 janvier et ne l’a quittée que deux semaines plus tard. Il a dû batailler ferme avec sa famille. « Après le discours du 1er février, mon père, mes frères m’ont mis la pression pour que je rentre. Ils ont eu de l’empathie pour Moubarak et m’ont dit : “ça suffit ! Il a dit qu’il partirait dans six mois. Qu’est-ce que tu veux de plus ?” Moi, je savais qu’il avait déjà fait des promesses non tenues pendant trente ans. Alors, pourquoi croire celle-là ? », raconte ce professeur de 26 ans. Aujourd’hui Ahmed Sélim savoure sa victoire. Une double victoire en réalité.

Quand je suis rentré à la maison, mes parents m’ont dit : “tu n’as pas seulement fait une révolution contre le régime, mais contre nous également“. Nous pensions que vous étiez des petits jeunes qui ne savent rien. Or, vous avez tout compris. Vous nous avez ouvert les yeux !”

Un peuple jusque là infantilisé

Les jeunes égyptiens ont donc tué le père ? En tout cas, ils ont réussi à faire changer le cours des événements alors que leurs parents n’en rêvaient même plus. « Dans l’histoire de l’Égypte moderne, c’est Gamal Abd el Nasser le premier qui s’est posé en président paternaliste. Il a infantilisé le peuple. Les Égyptiens se sont alors représentés eux-mêmes comme dépendants et irresponsables. Cette idée est ancrée dans les mentalités depuis une soixantaine d’années », analyse Khalil Fadel, psychiatre.

C’est un sentiment que partage le père d’Ahmed Sélim:

Nous n’avons pas vécu la même situation. Après tant d’années d’oppression, nous nous sommes habitués à Moubarak. Nous n’avions plus d’espoir. La peur s’était inscrite trop profondément en nous, confie le père à son fils.

Depuis la révolution, de nombreux verrous ont sauté. La contestation, jusqu’alors muselée, s’est propagée partout. Après la figure tutélaire du chef, beaucoup d’égyptiens ont dénoncé toute forme d’autorité abusive. Des manifestations ont éclaté dans les entreprises, dans les universités, dans les organes de presse. Même la situation reste chaotique et l’attitude de l’armée, qui dirige désormais le pays, ambiguë, Pacynthe est résolument optimiste :

Il n’y aura pas de retour en arrière. Nous avons fait la révolution. Désormais, nous n’accepterons plus une autorité au-dessus de nos têtes, qui décide pour nous. Nous voulons un président qui nous représente, qui fasse bien son travail et en qui nous pouvons avoir confiance. Pas un héros, ni un papa.

Photos CC FlickR AttributionNoncommercialShare Alike Maggie Osama et AttributionNoncommercial darkroom productions

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