Web: on n’a pas tous les jours 20 ans
Le bel âge de la toile n'est pas forcément synonyme de ses meilleures années. Pour Cyroul, les internautes doivent aujourd'hui trancher entre Internet libre et réseau bêtifiant. Un choix historique.
Certains vous diront qu’Internet a 15 ans, mais dommage pour nos calvities naissantes c’est faux. Le web a 20 ans et Internet est nettement plus vieux. Alors fêtons ça dignement avec ce petit dessin (fait dans le métro – vous m’en excuserez d’avance) censé nous raconter l’histoire simplifiée du web.
Car il faut s’en rappeler, les transformations sociales et culturelles occasionnées par le World Wide Web sont vertigineuses. Imaginez-vous qu’il y a 20 ans, personne n’avait d’adresse e-mail. Il y a 20 ans, les jeux vidéo se jouaient sur des disquettes. Il y a 20 ans, monter une start-up était impensable (il fallait racheter un fond de commerce, reprendre la boutique de papa pour avoir sa boîte). Il y a 20 ans, il suffisait de faire des études pour avoir un métier sérieux (alors qu’aujourd’hui, il vous suffit d’être community manager). Et il y a 20 ans, j’avais des cheveux longs. Il y a 20 ans, la vie était complètement différente… Le web a tout changé. Va-t-il continuer ?
1991: la naissance du World Wide Web
Ce serait Tim Berners-Lee (le boss du W3C) qui aurait inventé le web en 1989, mais le premier véritable site web (Info.cern.ch) a été mis en ligne en 1991. Et c’est en 1993 que le code source du World Wide Web est devenu open (gratuit) et tomba dans le domaine public. Enfin, en 1994/95, Netscape Navigator arriva sur nos bécanes. L’aventure du web commençait et il est intéressant de voir qu’elle est indissociable de l’histoire du partage libre des connaissances.
1992-1995 : un nouveau monde à explorer
Les premiers colons de ce territoire furent les universitaires qui se sont amusés à inventer, créer et tester des concepts analogiques éprouvés, des vieilles théories remises au goût du jour et des idées farfelues. Le résultat fut une foule d’idées et de savoirs qui s’éparpillèrent dans tous les sens, créant des formes nouvelles et inimaginables. On a vu ainsi débarquer (ou renaître) les concepts d’hypermédia, de démocratie virtuelle, de mondes virtuels, etc.
Et puis, les modems se mirent à être accessibles, les fournisseurs d’accès se multiplièrent, et les étudiants, que nous étions à l’époque, purent enfin faire des trucs non-universitaires sur ce support étrange. En peu de temps, les webzines, dignes successeurs des fanzines (car moins coûteux), se multiplièrent (la Rafale, les Ours, la Baguette Virtuelle,etc.). Des sites la plupart du temps sans images, mais où l’on trouvait de l’humour, de la passion, de l’expertise et surtout la liberté d’écrire ce que l’on voulait. La génération cyber naissait…
1996-2000: l’avènement des autoroutes de l’information
Ça y est, la première bannière de publicité a été affichée. Les marques s’intéressèrent alors à Internet, assimilant rapidement ça à un nouveau support média qu’il suffisait de remplir avec de la bannière ou de l’affiliation. D’ailleurs en publicité, on appellera ça du “hors média” jusqu’en 2009. Les marques les plus malignes, elles, développèrent déjà des sites web ou des applications de gestion de comptes (pour les banques). Ce fut une époque de fête pour les agences de développement de sites web, les créateurs de contenus et de contenants.
Marc Andreessen fit la couverture de Time et, d’un seul coup, le monde des affaires s’aperçut qu’on peut faire de l’argent en vendant des trucs immatériels, des “logiciels” ou “des sites web”, comme disent les ingénieurs informatiques. Certains businessmen comprirent mal et pensèrent que vendre de l’immatériel, c’est vendre du rien. Alors ils décidèrent de se lancer sur Internet et de vendre du vent.
Cela marcha… un temps. Et on appellera ça ensuite “la bulle Internet” pour bien circonscrire cette crise au territoire virtuel. Seulement, ceux qui ont déclenché cette crise n’avaient rien de virtuels. Qu’ils soient startupers ou investisseurs, c’étaient des chercheurs d’or venus se faire de l’argent sur un Klondike virtuel. Et leurs pelles étaient les dotcoms. De vrais kasskooyes quoi.
2001-2005 : glandeurs et décadences du web
Et puis il y eu comme un couac. Les investisseurs, business angels et autres “Ventres” Capitalists (sic) décidèrent de récupérer leur argent (de vérifier si leurs investissements étaient viables). Aïe ! “Comprenez moi, cher investisseur, mais vacherchertamamieamarseilledotcom, le service de co-voiturage à domicile pour octogénaires marseillaises, ne pourra trouver son point d’équilibre qu’en 2025, moment où la France ne sera composée que de vieux de 80 ans vivant dans le Sud. En attendant, vous allez devoir continuer à nous soutenir.”
Bizarrement, la plupart des investisseurs coupèrent les crédits. Et la plupart des boites coulèrent. Que les dotcoms coulent, ce n’était finalement pas très grave (trop de truands en costard pour être sérieux), par contre, c’est tout l’écosystème Internet qui s’écroula d’un seul coup. Beaucoup de projets très intéressants, de concepts révolutionnaires, de talents réunis, ruinés, perdus, éparpillés. La réalité marketing et publicitaire rattrapa Internet : il fallait que ça crache, il fallait du ROI1. Ne subsistèrent alors que les campagnes bannières ou les sites e-commerce. Le monde digital devint triste.
Mais encore une fois, c’est le libre qui sauvera le web. Depuis plusieurs années, des passionnés créaient des CMS gratuits et évolutifs permettant à des non-spécialistes de mettre plus facilement à jour leur site web. Ainsi Spip, Joomla, WordPress et les autres provoquèrent l’émergence d’un phénomène inattendu : le blogging.
On savait que les internautes aimaient écrire (ils étaient déjà consommateurs d’IRC via ICQ, et le petit nouveau MSN), mais à ce point ?! Alors le blogging redonna des couleurs au web. Oui il y avait du tout et du n’importe quoi, mais cela signifiait de la diversité, de la création gratuite et surtout de nouvelles idées. Le web revivait.
2006-2010 : entre liberté totale et dictature absolue
2006, le grand public convergea vers le web. Pourquoi pas ? On y trouvait de meilleurs affaires que dans les magasins à côté de chez soi, et on pouvait y discuter, s’engueuler, donner son avis gratuitement, et de façon illimitée. Mieux que la TV ! En plus, Internet c’est gratuit: musique, vidéo, films, livres. Toutes les publicités disaient bien qu’Internet ne coûtait que le prix de son abonnement et qu’après c’était cadeau, alors pourquoi s’en priver ? Donc le grand public ne s’en est pas privé. A lui les mp3, les divx et les vidéos en streaming de Koh-Lanta.
Seulement tout ça n’était pas sans conséquence. D’un seul coup, médias et producteurs de contenus s’aperçurent que les chiffres de vente n’étaient plus aussi bons. Forcément, ce n’était pas de leur faute, mais de celle d’Internet. Il fallait agir ! Après quelques coups de téléphone bien placés, les gouvernements (directement impactés par la crise de l’audiovisuel et des médias qui se prépare) ont agi !
Première étape, désinformation: faire peur en montrant les horribles dangers d’internet. Deuxième étape, répression : punir ceux qui se croient libres. Résultat, filtrage des connexions: les médias vont enfin pouvoir consulter vos données personnelles (et ceux qui vous disent le contraire n’ont pas beaucoup d’imagination).
Mais pendant que les gouvernements tentaient de maîtriser les tuyaux où passe Internet, des sociétés innovantes avaient déjà réussi à créer les tuyaux qu’elles contrôlent. Apple, Google et Facebook (j’aurais pu rajouter Microsoft, Yahoo et quelques autres) savaient déjà ce que les internautes faisaient sur leurs sites. Certes, ces données ne sont pas consultées. Pas encore. Mais ça ne durera pas. Et c’est entièrement légal ! Bon courage pour faire un procès à Facebook le jour où ses investisseurs voudront gagner de l’argent en vendant ou exploitant vos données personnelles. L’internaute sous prétexte d’être sauvé des pédophiles et des pirates va se faire voler sa vie privée. Mais comment faire autrement ? Ce pauvre internaute, bourré de désinformation gouvernementale est la proie idéale pour des marques sans scrupules.
Mais tout n’est pas perdu
Car heureusement le libre n’est pas mort. Et l’on a pu constater l’émergence de nouveaux usages via les principes du libre. Les drôles de mèmes Internet, l’incroyable pouvoir de l’anonymat digital, la peur panique des politiques de la transparence de l’information (via l’affaire WikiLeaks), l’incroyable force du téléchargement en peer-to-peer, et bien d’autres choses encore. L’internaute averti s’est retrouvé capable de réaliser des choses qu’il aurait crues incroyables. Le web est bien le lieu de tous les possibles.
Alors on se retrouve à l’aube de 2011, face à un dilemme. D’un côté laisser les gouvernements et des boîtes comme Facebook gagner la guerre pour un Internet policé et stupide, mais qui rapporte de l’argent, ou de l’autre essayer de suivre la route, moins simple mais plus intéressante de l’Internet libre. C’est ce que j’ai tenté d’illustrer dans ce dessin du métro. Quelle route allons-nous choisir ?
Personnellement j’ai choisi. Car comme l’histoire du web nous l’a appris: suivre uniquement la voix de l’argent ne peut que tuer les potentialités du web. Vous n’êtes pas d’accord ?
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Article initialement publié sur Cyroul, sous le titre “Bientôt 20 ans de web”
Illustrations: Bailey Weaver, Cyroul (CC), Archives nationales américaines, Tom Margie (CC FlickR)
- “retour sur investissement” en anglais [↩]
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