FaDet: la justice est moins importante que le fisc

Le 23 décembre 2010

Pour le gouvernement, le contrôle fiscal est plus important que le contrôle, par la justice, d'une atteinte aux libertés, en l'occurrence l'accès aux factures détaillées des particuliers.

Le Canard Enchaîné révélait récemment que le fisc et le gendarme de la Bourse se gavaient eux aussi de factures détaillées. OWNI.fr avait d’ailleurs publié les documents prouvant les révélations du Canard Enchaîné, et expliqué comment le fisc, via un “cavalier parlementaire” (disposition sans rapport avec le projet auquel il se rattache) adopté lors de la loi de finances rectificatives (LFR) de 2008, s’était arrogé un tel droit de communication aux détails de nos télécommunications.

Le 9 décembre dernier, profitant de la loi de finances rectificatives pour 2010, le député UMP Lionel Tardy a défendu un amendement, cosigné par 13 autres députés UMP, visant à n’autoriser le fisc à accéder aux factures détaillées qu’”après accord du juge“, au motif qu’en l’état, “cette demande se fait sans le moindre contrôle de la nécessité et sans justification des services fiscaux, alors qu’il s’agit de données personnelles” :

Il convient donc d’encadrer cette pratique, afin qu’un tiers extérieur contrôle la nécessité de porter atteinte de cette manière à un élément important de la vie privée. La lutte contre la fraude fiscale est importante, mais ne doit pas générer des atteintes injustifiées à la protection de la vie privée.

En séance, Lionel Tardy attira l’attention de l’Assemblée “sur le fait qu’un certain nombre de dispositions figurant dans divers codes risquent fortement la censure constitutionnelle par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC, ndlr). Il serait sans doute bon que nous nous penchions davantage sur ces fragilités de notre droit afin d’y porter remède spontanément, sans attendre la censure” :

L’article L. 96 G du livre des procédures fiscales permet aux agents de l’administration fiscale de réclamer directement aux opérateurs de téléphonie les factures détaillées de leurs clients. Cette demande se fait sans le moindre contrôle et sans justification des services fiscaux. Ce pouvoir de l’administration est manifestement excessif et porte atteinte à un certain nombre de libertés, au premier rang desquelles figure la vie privée.

Si nous ne faisons rien, une question prioritaire de constitutionnalité finira bien par être posée par une personne qui contestera l’utilisation que l’administration fiscale fait de ces factures détaillées. Je propose donc de maintenir pour l’administration la possibilité de demander des factures détaillées, mais en y mettant le filtre du juge.

La réponse de François Baroin, ministre du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique, de la Réforme de l’État, et porte-parole du Gouvernement, fut cinglante : “Il ne faut pas tout confondre, monsieur Tardy : d’une part, les sujets d’actualité qui agitent tel ou tel média à propos de l’exploitation des factures détaillées et, d’autre part, la stricte application du droit pour permettre à l’administration fiscale d’exercer ses missions régaliennes” :

Quand l’administration fiscale obtient des résultats, tout le monde se porte mieux et tout cela est bien accepté. La situation est encadrée, aucune question ne se pose : l’article L. 96 G du livre des procédures fiscales permet de vérifier divers éléments déclaratifs du contribuable.

Les agents au service de l’État, des hommes et des femmes rigoureux, appliquent le droit, pas simplement pour faire rentrer de l’argent dans les caisses, mais pour faire respecter ce juste équilibre entre le caractère déclaratif, l’effort de contribution pour participer au financement du bien public et le nécessaire contrôle, car il n’y a pas de confiance sans contrôle. Je crois, monsieur Tardy, que vous êtes allé un peu loin dans votre élan.

Et l’amendement fut rejeté. Dit autrement, pour le gouvernement, le contrôle, par la justice, d’une atteinte aux libertés, est moins importante qu’un contrôle fiscal. L’échange, en vidéo, suivi de l’interview qu’il a bien voulu nous accorder :

OWNI : Pourquoi pensez-vous que l’article L.96G du livre des procédures fiscales puisse être déclaré anticonstitutionnel ?

Lionel Tardy : Cet article permet à l’administration fiscale de récupérer, sur simple demande, les factures téléphoniques détaillées. C’est une atteinte manifeste au droit à la vie privée, constitutionnellement protégé.

Le Conseil constitutionnel admet que l’on puisse porter atteinte à des droits constitutionnels, si c’est pour en faire valoir d’autres. Il passe en fait son temps à concilier l’exercice de droits constitutionnels.

Dans notre cas, face au respect de la vie privée, on trouve l’objectif à valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude.

Les factures téléphoniques détaillées peuvent être très utiles pour lutter contre la fraude fiscale, notamment en ce qui concerne l’évasion fiscale et les domiciliations fiscales à l’étranger. Le problème n’est donc pas la possibilité de l’accès aux factures détaillées pour les services fiscaux, mais les conditions de cet accès.

La faiblesse que j’ai soulignée, c’est l’absence totale de contrôle de la légitimité et de la justification des demandes de l’administration fiscale. Actuellement, le fisc demande ce qu’il veut, sans passer par aucun filtre et sans justifier sa demande. Mon amendement soulevait la question en proposant d’instaurer un contrôle de la justification des demandes de l’administration fiscale.

À mon avis, mais je peux me tromper, il y a un déséquilibre qui pourrait être sanctionné par le Conseil constitutionnel dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, où un contribuable condamné pour fraude fiscale contesterait la validité de la preuve basée sur l’analyse de ses factures téléphoniques.

OWNI : Le Conseil constitutionnel n’avait pas été saisi de cet article, lors de la saisine parlementaire de la loi de finances rectificatives de 2008 : votre proposition d’amendement correspond-elle à une prise de conscience des atteintes grandissantes à la vie privée, et/ou au fait que personne n’en avait à l’époque mesuré la portée ?

Lionel Tardy : À mon avis, personne n’avait vu le problème en 2008. Les lois de finances rectificatives sont remplies de petites dispositions, et malheureusement, les députés survolent cela, puisque l’examen de la LFR a lieu mi-décembre. Cette année, pour la dernière séance d’examen des amendements, il n’y avait qu’un seul député d’opposition présent, Pierre-Alain Muet, rejoint vers 23 heures par Jean-Pierre Brard. C’est l’idéal pour que le gouvernement fasse passer ce qu’il veut.

OWNI : En prononçant un avis défavorable à votre amendement, François Baroin a déclaré qu’“il n’y a pas de confiance sans contrôle”, mais il parlait de contrôle fiscal, pas du contrôle d’un juge… Comment expliquez-vous que le gouvernement autorise le fisc à se permettre quelque chose que la police ne peut pas se permettre ?

Lionel Tardy : Le ministre a lu la réponse que lui a écrit son administration ! Évidemment que le fisc n’est pas favorable à ce qu’on limite son pouvoir et sa capacité à demander des factures téléphoniques détaillées. La protection de la vie privée n’est pas de son ressort, c’est même sans doute un obstacle aux contrôles.

C’est à nous, politiques, d’avoir une vision globale d’un sujet et de réaliser les équilibres entre des demandes contradictoires. Malheureusement, une fois de plus, un ministre s’est transformé en porte-parole des intérêts de son département ministériel. Et comme l’avis du ministre a un poids important sur les votes…

OWNI : Que pensez-vous de l’analyse du Canard Enchaîné, pour qui les textes de lois avancés par l’administration fiscale pour accéder aux FaDet ne sont qu’une manière illégale de contourner la loi sur les écoutes ?

Je n’irais pas jusque-là. Les FaDet ne permettent pas d’avoir accès au contenu des conversations. On a juste la date, l’heure, la durée, le numéro appelé, et éventuellement la localisation. Certes, c’est déjà une intrusion dans la vie privée des gens, mais ce n’est pas à mettre sur le même plan que les écoutes téléphoniques.

OWNI : Votre amendement n’a été cosigné que par des députés UMP : était-ce volontaire de votre part, ou bien parce que les députés socialistes ne vous suivent pas sur ce terrain ?

Lionel Tardy : Je n’ai pas soumis cet amendement à la cosignature des députés d’opposition. C’est d’ailleurs très rare que je le fasse, et à l’inverse, c’est aussi très rare que des députés d’opposition demandent à des députés de la majorité de cosigner leurs amendements.

Je pense que les députés socialistes peuvent me suivre, mais lors du débat en séance sur cet amendement, il n’y en avait qu’un dans l’hémicycle ! Il ne pouvait pas réagir sur tout.

Je n’abandonne pas le sujet. Cet amendement était une sorte de sonde lancée, pour alerter, mettre le sujet sur la table, et plus globalement, attirer l’attention sur la nécessité de vérifier la solidité constitutionnelle des lois. La QPC a commencé à faire des ravages, il faudrait peut-être s’en préoccuper en amont, plutôt que d’attendre les censures du Conseil constitutionnel.

NB : Lionel Tardy fait partie des trois députés UMP qui se sont abstenus de voter pour la Loppsi 2, une position qui “exprime mon scepticisme et mes réserves sur le durcissement répressif, sur les coups de canif régulièrement portés aux libertés publiques, sous la pression de certains élus UMP dont je désapprouve clairement les positions sécuritaires ! Je suis un libéral, économiquement, mais aussi politiquement. J’ai exprimé, sur différents textes (notamment le projet de loi sur l’immigration) mon attachement au respect des libertés publiques.”

Illustration : Telephone CC HEFU

Image de une : Louison pour OWNI (CC)

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